Ōmori Sōkun, 2ème Partie
Bienvenue dans la suite de la saga Ōmori Sōkun.
Lorsque je me suis lancée le pari de rapiécer les fragments épars de sa vie — ces éclats portés par le vent, semés au fil des siècles et déposés ça et là, comme autant de témoignages oubliés — je n’imaginais pas qu’ils me conduiraient dans un tel labyrinthe.
Et pourtant, me voilà — penchée sur des journaux de temples, à retracer des lignées oubliées et à plonger dans des manuscripts numérisés aussi obscurs que fascinants.
Je ne suis pas seule dans cette quête : les conseils de mon professeur, les travaux d’autres chercheurs — blogueurs, universitaires, archivistes discrets — ont chacun à leur façon contribué à éclairer le chemin.
Et pour chaque réponse mise au jour, une douzaine de nouvelles questions surgissent, comme autant de pièces d’un puzzle plus vaste que je n’aurais pu l’imaginer.
Et c’est bien là toute la beauté de la chose (sourire en coin).
Ce qui avait commencé comme l’étude d’un homme et de sa flûte s’est transformé en une immersion dans un monde disparu — peuplé de figures lumineuses, de traditions insaisissables, et d’une richesse culturelle qui continue de me laisser sans voix.
Alors, suivez-moi.
Voici la deuxième partie de mon exploration de la vie et de l’héritage d’Ōmori Sōkun — une histoire qui ne cesse de se réécrire au gré des indices.
Comme toujours, j’ai tenté de documenter mes sources du mieux possible, à la fin de cette série en constante expansion.
J’espère que vous prendrez autant de plaisir à explorer ce recoin oublié de l’Histoire que j’en ai à le révéler, page après page.
La naissance d’une école
La légende raconte qu’à l’aube du XVIᵉ siècle, un mystérieux étranger aurait initié un vieux maître nommé Sosa à l’art de l’hitoyogiri.
Celui-ci aurait ensuite transmis son savoir à une poignée de disciples triés sur le volet — dont Sōkun serait l’héritier.
En hommage à son maître, il fonde une école qui portera son nom : la Sosa-ryū est née.
Nous sommes aux alentours de l’an 1600, soit un siècle après l’émergence des premiers enseignements de cette tradition musicale.
Le Japon entre alors dans ce qui deviendra l’époque Edo.
Quant à Sokun, il est désormais reconnu comme un flûtiste émérite, et les élèves affluent pour apprendre l’art de l’hitoyogiri à ses côtés.
L’instrument, pourtant, est discret. Presque banal.
De nos jours, on le reléguerait peut-être au rang des flûtes à bec (une injustice envers un instrument bien sympa - salutations à mes amis flûtistes, j’en ai moi-même joué pendant une bonne décennie). Et pourtant… il suffit de l’avoir en main pour réaliser sa complexité.
Non seulement il est imprégné de pensée taoïste, mais il exige une maîtrise particulière : chaque note doit être ajustée “à la bouche”, selon non pas une mais cinq échelles musicales, chacune associée à une saison — comme dans le gagaku, la musique de cour impériale.
J’y consacrerai au moins un article… ou, me connaissant, plusieurs. Le contexte culturel qui entoure l’hitoyogiri est tout simplement fascinant !
Sokun enseigne principalement selon l’un de ces cinq modes : Oshiki, lié à l’été et à une longueur de flûte bien spécifique, car l’hitoyogiri existe en cinq longueurs différentes.
Et ce détail a son importance.
Car Sokun ne se contente pas de coucher la tradition orale sur papier: il façonne aussi les flûtes de son école, et l’on raconte qu’elles sont d’une qualité rare. Parallèlement, il lit les classiques chinois, médite, et continue de potasser… l’art militaire. D’ailleurs, il finira par mêler les deux en une sorte de théorie unifiée où musique et stratégie dialoguent — comme un oracle sonore.
Autant dire qu’Ōmori Sōkun ne chôme pas.
Et pourtant, au coeur d’un emploi du temps déjà bien chargé, il trouve encore l’élan de se consacrer à cette mission qui, on l’a vu plus haut, ne peut attendre: sauver l’hitoyogiri de l’oubli.
Pour ce faire, il adapte des pièces contemporaines afin de répondre aux sensibilités de l’époque, tout en prenant soin de consigner les compositions anciennes — appelés “te” — dont la transmission s’effrite dangereusement.
Lentes, méditatives, sans paroles, ces pièces accompagnent le cycle des saisons et visent à favoriser l’éveil spirituel.
Peut-être sont-elles — mais ce n’est qu’une hypothèse — les ancêtres des honkyoku, ces morceaux méditatifs joués plus tard sur le shakuhachi de l’école Fuke.
En 1608, Sokun rassemble ces œuvres dans un manuscrit précieux : le Tanteki Hidenfu (“notes secrètes de la petite flûte”).
Sans le savoir, il inscrit sur le papier la plus ancienne trace écrite connue de la musique pour hitoyogiri.
D’un point de vue ethnomusicologique, ces pièces jettent un pont subtil entre deux mondes.
D’un côté, Yoshinoyama, un hit de l’époque Edo, s’impose comme un emblème du répertoire.
Comme l’hitoyogiri s’invite dans les pavillons de thé et les jardins des lettrés, cette mélodie se mue en muse pour d’innombrables poèmes célébrant les cerisiers en fleurs et leurs pétales tourbillonnants — qui nous éblouissent encore aujourd’hui.
À l’autre extrémité du spectre, des morceaux comme Sagariha ou Tsushima, issus des traditions des samouraïs et des moines, insufflent une touche méditative qui équilibre les airs plus légers et dansants.
Ce subtil dosage entre légèreté et profondeur contribue à l’essor de l’école.
Les pièces vives séduisent les novices venus de tous horizons, tandis que les compositions introspectives répondent à l’exigence d’un cheminement spirituel.
Cherry Blossoms at Yoshino _By Katsushika Hokusai, ca. 1833._ Woodblock print; ink and color on paper. The Metropolitan Museum of Art (Accession no. JP2923). Public Domain.
Sokun parvient à instaurer un riche équilibre entre expression populaire et quête intérieure.
L’année suivante, il rédige un nouveau traité: le Ritsuryō Bintōshō, un texte érudit consacré aux douze tons chinois, où il entremêle musique, cosmologie, accords… et présages.
Ce que j’appelle sa fameuse “théorie d’unification”.
Mais ceci, c’est une autre histoire, que je vous raconterai dans un prochain article.
Oh — un dernier détail, et non des moindres :
À cette époque, les écrits de Sokun n’étaient pas imprimés. Ce sont de fins livrets manuscrits, copiés de sa main, qui circulent parmi ses élèves.
Et c’est précisément pour cela qu’aujourd’hui encore, nous pouvons lire les notes tracées par Sokun lui-même.
Je ne sais pas vous, mais moi, je trouve ça absolument bouleversant.
Les écrits de Sokun
Voici une liste des ouvrages qui nous sont parvenus. Tous ne sont pas encore numérisés, et pour les consulter, il faut se rendre dans des bibliothèques comme Yōmei Bunko ou Geijutsu Daigaku, l’une à Kyoto, l’autre à Tokyo.
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Tanteki Hiden-fu (Notes secrètes de la petite flûte, 1608) : le plus ancien texte connu sur le hitoyogiri, une véritable bible ! Conservé au Musée Miyagi Michio Memorial.
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Sosa-ryū Shakuhachi Tesu narabini Shoka Mokuroku (1622) : reprend les pièces et doigtés spécifiques à chaque morceau (et non à chaque note, ce qui est une particularité du hitoyogiri — j’y reviendrai).
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Shakuhachi Hiden-roku (Dossiers secrets du shakuhachi, 1623) : peu d’informations disponibles sur ce manuscrit, sans doute un recueil d’enseignements oraux destiné aux élèves avancés.
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Shakuhachi Tesu Mokuroku (1624) : catalogue des pièces pour shakuhachi ; une copie signée de la main de Sokun se trouve dans une collection privée appelée Fushin’an Bunko.
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Shakuhachi Sōden-shū (1624) : recueil de transmission, considéré comme un compendium des savoirs de la lignée.
On observe chez Sokun, dans les dernières années de sa vie, une véritable frénésie d’écriture: ses ultimes textes datent de 1624, et il s’éteint l’année suivante.
Au total, il aura consigné pas moins de 70 pièces musicales, réparties selon les cinq chōshi (quatre saisons + intersaison).
Grâce à lui, l’hitoyogiri s’est affranchi de l’oralité pour devenir légende écrite — prête à traverser les siècles avec un souffle intact.
L’héritage d’un ermite superstar
La musique de Sokun franchit bientôt les montagnes et éveille la curiosité de l’empereur Goyōzei. Nous sommes aux alentours de 1605.
Intrigué par cet ermite singulier et sa flûte vieillotte, remise au goût du jour avec une ferveur peu commune, l’empereur l’invite à la cour pour l’entendre jouer.
Si l’on en croit la suite, Goyōzei n’est pas déçu : il lui commande cinq flûtes, chacune correspondant à l’un des cinq modes évoqués plus tôt.
Ce geste impérial ne fait que renforcer la réputation de Sokun. L’une de ces flûtes est entrée dans la légende : sur son fin tube de bambou, une calligraphie tracée de la main de l’empereur lui-même — “reion”, tonalité spirituelle.
Quelques flûtes fabriquées par Omori Sokun ont traversé les siècles et sont parvenues jusqu’à nous. L’une d’elles est conservée au Metropolitan Museum of Art à New York, tandis que deux autres exemplaires de ses hitoyogiri sont exposés au musée Tokugawa de Nagoya, au Japon.
L’école Sosa-ryū connaît alors un essor fulgurant. Le son de l’hitoyogiri résonne à travers toutes les strates de la société : des monastères aux pavillons de thé. Sokun décroche des patronages prestigieux, et son influence dépasse bientôt le cercle des musiciens.
Le maître de la cérémonie du thé, Kobori Enshū (Masakazu), lui commande une flûte baptisée Ondée nivéale (ma traduction libre de “pluie blanche” — choisis celle qui te convient).
Le moine-poète Ikkyū succombe, lui aussi, au charme de la petite flûte.
Et il se murmure même que Sokun aurait enseigné l’hitoyogiri à quelques “superstars” de son temps — peut-être même Tokugawa Ieyasu, voire Oda Nobunaga lui-même.
Ce qui, s’il est vrai, confirmerait que Sokun jouait déjà remarquablement bien dans sa jeunesse.
Et, sur un plan plus ethnomusicologique, cela accrédite l’idée que les samouraïs emportaient leur hitoyogiri en campagne militaire.
…Mais restons prudents. J’ai tout de même quelques doutes sur la probabilité que Nobunaga remarque, au milieu de ses troupes, un petit page jouant de la flûte dans un coin.
D’autres figures importantes croisent son chemin, et si tu es un peu nerd du shakuhachi (je le suis aussi — et c’est un compliment), certains noms te diront peut-être quelque chose :
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Nakamura Sōzan (ou Soza) : publie en 1664 le Shichiku Shoshin-shū, l’un des premiers manuels imprimés pour hitoyogiri (à ne pas confondre avec l’ouvrage de Juntei, du XVIIIe siècle, qui porte le même titre).
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Murata Sōsei : compile en 1669 une collection de pièces, le Dōshokyoku, publié à Kyōto — preuve que la tradition Sosa-ryū est encore bien vivante dans le Kansai au XVIIe siècle.
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Sashida Ichion (“Shida”) : joueur actif à Edo (Tokyo), fondateur de l’école Sashida-ryū.
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Hara Zesai († 1669) : joueur de shakuhachi, fabricant de flûtes, et autoproclamé héritier de l’école Sosa-ryū.
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Inoue Shunzui : lettré, dernier grand passionné connu du hitoyogiri, mort en 1914 — l’un des derniers à en jouer au XIXe siècle.
Crépuscule d’une vie, renaissance d’un art
Malgré sa renommée, Sokun semble avoir toujours préféré les pierres moussues des temples aux fastes de la ville. Contrairement à d’autres maîtres de son temps, il ne cherche ni poste dans un grand temple, ni fonction au sein de l’administration shogunale.
Il reçoit tout de même le titre honorifique de Hokkyo (Pont du Dharma) — sans doute en reconnaissance de son talent plus que d’un rang religieux.
Tout dans sa vie laisse penser qu’il a choisi la liberté plutôt que la hiérarchie.
Jusqu’au bout, il consigne avec minutie la tradition orale de l’hitoyogiri — peut-être guidé par une intuition sombre, une prémonition.
Sōkun s’éteint en 1625, à Murakami, à l’âge de 56 ans.
On raconte que cette année-là, se met en route pour Murikama, en réponse à l’invitation du Lord Hori Naogori.
En chemin, sa santé décline. Il meurt à Murakami, dans la province d’Echigo, le 10 avril 1625.
Certains disent qu’il avait tout prévu avant de partir… au cas où il ne reviendrait pas.
Son école lui survit quelque temps, portée par deux de ses disciples.
Leurs écrits nous sont parvenus.
Yamamoto Mantsu écrira à leur sujet, en 1813 : “Le premier Sokun (Omori) était un maître. Celui du milieu avait de multiples talents. Le dernier… n’était pas aussi doué. Mais tous deux furent indispensables au développement de l’hitoyogiri.”
Malheureusement, les vents tournent.
Le shakuhachi de l’école Fuke, plus moderne, plus modulable, finit par éclipser définitivement l’hitoyogiri.
Malgré quelques tentatives isolées de renaissance, la petite flûte tombe lentement dans l’oubli.
Au début du XXe siècle, elle a disparu.
Pourtant…
Tu l’auras deviné : l’histoire ne s’arrête pas là.
Une poignée de passionnés — musiciens, chercheurs, curieux — se sont mis en quête.
Ils ont rouvert les manuscrits, dépoussiéré les flûtes, et redonné un souffle nouveau à cet instrument oublié.
Grâce à leur travail minutieux, la voix des samouraïs, des moines, des ermites et des poètes commence à résonner à nouveau.
Joie.
J’espère de tout cœur rejoindre cette danse.
Reconstruire, ensemble, l’héritage de ces personnages du passé.
Car pour moi, c’est une évidence : malgré les siècles, la chanson de l’hitoyogiri n’a rien perdu de sa force, ni de sa sagesse.
Sources
Et maintenant, place aux sources — parce que oui, tout ça ne sort pas juste de mon chapeau. La liste est en anglais (ma langue de recherche de prédilection), avec une bonne dose de japonais pour pimenter le tout. Courage si tu veux t’y plonger ! Moi, je vais célébrer la fin de cet article avec un bon thé vert bien mérité. Kanpai !
#Japanese Encyclopedias & Biographical Dictionaries
- Kotobank entries for Ōmori Sōkun, referencing:
- 日本人名大辞典(講談社)
- 朝日日本歴史人物事典
- 世界大百科事典
- 世界大百科事典 第2版 (Sekai Dai-Hyakka Jiten)
- Entries on 尺八 and 節切 with references to Sōkun’s craftsmanship and court service
#Primary Historical Manuscripts (Referenced in Research)
- 短笛秘伝譜 (Tanteki Hidenfu), dated 1608, attributed to Ōmori Sōkun, Held at 宮城道雄記念館 (Miyagi Michio Memorial Museum)
- 宗左流尺八手数并唱歌目録 Sōsa-ryū repertoire catalog (c. 1624)
- Preserved at 東京芸術大学附属図書館 (Tokyo University of the Arts)
- 尺八秘伝録 / 尺八手数目録 / 尺八相伝集 Supplementary mokuroku manuscripts, Held in collections such as 陽明文庫 (Yōmei Bunko) and 富士信庵文庫 (Fushin’an)
#Academic Articles & Musicological Research
- Mabuchi Usaburō 馬淵卯三郎 – Article on 17th-century hitoyogiri repertoire and two-tiered structure, Published in 音楽芸術論集(大阪芸術大学)
- 加藤いつみ (Kato Itsumi) Studies on early Edo-period hitoyogiri performance and notation, Published in 名古屋文理大学紀要
- 上田良三 (Ueda Ryōzō) Research on Sōkun and Sōkū in 尺八史研究 (Shakuhachi history publications)
#Museums and Libraries
- The Metropolitan Museum of Art (New York) Holds a hitoyogiri flute attributed to Ōmori Sōkun
- Cleveland Museum of Art / Museum of Fine Arts, Boston Preserve historical examples of lacquered hitoyogiri flutes
- 東京芸術大学附属図書館 Hosts original mokuroku and notation books attributed to Sōkun
#Early Printed Works & Books Referenced
- 糸竹初心集(Shichiku Shoshin-shū) Published in 1664 by 中村宗三 (Nakamura Sōsan / Sōza)
- 尺八の歴史(The History of the Shakuhachi) by 上原稔, Overview of lineage from Sōsa to Sōkun
- 邦楽百年史 by 山田抄太郎 Historical documentation of traditional music and flute traditions
#Specialist Websites, Blogs & Online Research
- Hon-on.com by Nick Bellando, Shin Sosa Ryu school. About hitoyogiri playing, making and old style shakuhachi
- Suichiku Hōgo (水竹芳語) by Kunimi Masashi, Blog series deeply analyzing Sōkun’s manuscripts, lineage, and teachings
- komuso.com Resource on shakuhachi and komusō history, with a profile on Ōmori Sōkun
- Biglobe Ne.jp (盲人文化史年表) Timeline entries confirming the publication of Shichiku Shoshin-shū in 1664 by Nakamura Sōsan
#Supplemental Historical References
- 尺八読本(Shakuhachi Dokuhon) by 小泉文夫, Includes Sōkun’s place in the shakuhachi lineage
- 朝日日本歴史人物事典 Standard biographical reference used in modern scholarship