Ōmori Sōkun, maître de l’hitoyogiri
Me revoilà, et si tu te demandes ce qui se cache dans ma besace d’ermite flûté, tu as raison de te poser la question!
Je t’apporte une histoire. Ou plutôt le récit d’une vie: celle d’un maître dont la voix résonne chaque semaine à travers les notes de mon hitoyogiri.
“Ton quoi? Tu joues pas du shakuhachi?”
Si, si. Mais je joue aussi de l’hitoyogiri, l’ancêtre du shakuhachi de Fuke. D’ailleurs, avant que le shakuhachi de Fuke ne devienne LE shakuhachi, l’hitoyogiri s’appellait shakuhachi.
J’en vois au fond qui sont largués.
C’est pas grave, on va clarifier ça plus loin.
Venez!
Mais quelle note m’a piquée?
Peut-être est-ce à force de voir ce nom: “Ōmori Sōkun”, apparaître dans mes cours. A force de jouer les musiques de son école, de lire des citations tirées de ses manuscrits, et avec le temps, d’imaginer la main qui a tracé, il y a quatre siècles, les signes que j’apprends à déchiffrer et auxquels je m’évertue à donner une forme sonore.
A vrai dire, je soupçonne Omori Sokun d’être tapis à la lisière entre les mondes, l’oreille tendue, à l’affût de la moindre fausse note. Ou peut-être en quête de ceux qui auraient envie de savoir qui il était, au-delà des manuscrits scolaires qu’il a passé tant d’années à rédiger.
Si c’est le cas, il a fait mouche.
Petit à petit, il s’est installé dans mon quotidien comme une présence fantomatique et insistante. Malgré les 400 ans qui nous séparent, je me suis lancé le défi de remonter le temps pour faire sa connaissance.
A défaut d’une machine qui puisse me catapulter au 16eme siècle, j’ai compilé les informations de mes cours, puis j’ai fouillé partout (merci Internet, labyrinthe de savoir) pour essayer de reconstituer l’histoire de sa vie. Au terme d’une longue journée recroquevillée devant mon ordinateur, je suis sortie de ma tanière affamée, déshydratée… et triomphante, comme un archéologue qui agite à bout de bras un fragment de poterie d’une civilisation oubliée.
Un personnage commençait enfin à émerger d’entre les mots, et avec lui, l’ébauche d’une belle aventure. Il m’a fallu quelques jours de plus pour mettre tout ça en…musique, si vous me permettez le jeu de mot. L’ordinateur a chauffé, ma cervelle aussi, et voilà le résultat.
Cet article est un chantier perpétuel : je l’enrichis au gré de mes découvertes, au fil des lectures et des croisements de sources.
Quant à ces dernières, vous les trouverez à la fin de cette série consacrée à Ōmori Sōkun.
Au fait, vous constaterez qu’elles se contredisent parfois sur certains points (par exemple, sur la façon dont l’ancêtre de Sōkun aurait occi Masashige). Dans ce cas, je laisse flotter un flou artistique plutôt que de colporter une information incorrecte. Et quand je mentionne “les sources”, je n’en parle pas comme une pythie, mais à force de couper et recouper les notes de l’un et de l’autre, j’ai un peu perdu le fil de qui a dit quoi. Du coup, tout est en bas de page et vous pouvez vous amuser, si le cœur vous en dit, à attribuer chaque note à une personne spécifique.
Si par chance vous en savez plus sur la vie d’Ōmori Sōkun, que vous relevez une erreur dans ce que j’ai écrit, ou si vous avez un manuscrit secret en votre possession, qui relate les menus détails de son quotidien, je serai ravie de corriger les éventuelles coquilles glissées entre ces lignes (et absolument extatique d’en savoir plus sur ce personnage que j’ai passé tant d’heures à ramener à la vie !)
Vous voilà prévenu·e·s, on peut y aller.
Bouclez vos ceintures : on décolle.
Cap sur le Japon.
Mais pas celui des brochures de voyage ! Celui de 1582. La période Sengoku bat son plein, et on pourrait la résumer en deux mots : chaos féodal.
Nobunaga, le daimyō (seigneur) du clan Oda, surnommé “le roi démon” pour ses méthodes de guerre impitoyables, vient de mourir.
Portrait d’Oda Nobunaga par Kanō Eitoku (狩野永徳), vers 1584. - Photographic reproduction of a hanging scroll at Daitokuji, Kyoto. - Source: Wikimedia Commons (File:Oda Nobunaga by Kano Eitoku (Daitokuji).jpg). Public Domain.
Sans entrer dans les détails, disons qu’il n’était pas qu’un chef militaire redoutable : c’était aussi un homme d’affaires visionnaire. Son héritage est plus nuancé qu’il n’y paraît, et sa mort ne bouleverse pas seulement le pays… elle redessine aussi, en coulisse, le destin d’Ōmori Sōkun.
Revenons un peu en arrière.
Kyōto, 1570.
Nous sommes à l’aube du XVIIe siècle.
Le Japon commence tout juste à émerger du tumulte des guerres civiles.
Regardez bien.
Au milieu des conflits et des ambitions féodales, une silhouette se détache.
Voici notre homme. Ou plutôt, un gamin.
Il s’appelle Taira Shinkurō (平 新九郎), parfois orthographié Shinjurō.
Apprenti samouraï.
Stratège à ses heures perdues.
Musicien confirmé.
Mais ce n’est pas encore l’Ōmori Sōkun que l’Histoire retiendra.
Né le 15 mars 1570 à Kyōto, au sein d’une famille modeste d’origine guerrière, Shinkurō grandit dans l’ombre d’un ancêtre célèbre : Ōmori Hikoshichi. La légende raconte que ce dernier aurait jadis aurait affronté le mythique Kusunoki Masashige, symbole absolu de la loyauté samouraï. On comprend vite que le poids des lignées et des histoires héroïques plane sur l’enfance du jeune flûtiste.
Kusunoki Masashige (楠正成) - par Utagawa Kuniyoshi, 1843–44. Woodblock print (oban tate-e). British Museum (Accession no. 2008,3037.15307). Public domain.
Pendant que cette marmite historique mijote, Shinkurō (futur Sōkun) révèle déjà un talent remarquable pour la musique.
Son instrument de prédilection est l’“hitoyogiri” qu’il étudie sous la direction de plusieurs moines, notamment au temple de Myōken-ji.
En parallèle, il suit un enseignement bouddhiste zen auprès de Tenshuku Sōgan, un maître de la lignée Rinzai, dans un autre temple que l’on peut encore visiter aujourd’hui : le Daitoku-ji.
Shinkurō hérite ainsi d’un solide bagage : une formation musicale rigoureuse, une base spirituelle ancrée dans le zen, et l’héritage martial d’une lignée de samouraïs (devenus rōnin, ou samouraïs sans maître, après la guerre d’Ōnin).
Des qualités précieuses sur un CV de l’époque.
Et justement, c’est avec ce profil qu’il entre au service de Nobunaga, probablement en tant que page ou jeune vassal.
Mais le tambour de la guerre impose sont propre rythme à l’Histoire, et en 1582, tout s’effondre.
Le maître du clan Oda périt dans l’incident de Honnō-ji.
Shinkurō n’a que douze ans.
Le voilà sans maître, sans emploi, et face à un carrefour décisif.
Au lieu de poursuivre une carrière militaire ou administrative auprès d’un autre seigneur de guerre, il choisit le retrait.
Une source suggère que le jeune garçon aurait opté pour une vie de renoncement après avoir entendu une anecdote zen connue au Japon sous le nom de Saikō-sui (西江水), littéralement « l’eau de la rivière de l’Ouest ».
J’explore cette hypothèse plus en détail dans un article à part.
Une chose est certaine : Shinkurō quitte la vie séculière pour emprunter une voie de retrait et de contemplation, sans pour autant revêtir l’habit monastique.
Dans la première version de cet article, je supposais — sur la base des éléments que j’avais alors réunis — qu’il avait choisi une forme de retraite “classique”, loin du tumulte urbain : un ermitage niché dans les collines de Kyōto.
Mais la réalité est tout autre. Mes recherches sur les formes de l’érémitisme dans le Japon médiéval m’ont dévoilé un paysage bien différent — où vie spirituelle et engagement dans le monde ne s’excluent pas forcément. Et cette vision-là est, il faut le dire, bien plus conforme aux témoignages qui nous sont parvenus sur la vie d’Omori Sokun.
Voici les informations que j’ai pu récolter à partir de journaux monastiques et d’écrits de l’entourage de Sokun, conservés jusqu’à aujourd’hui:
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Entre ermite et dévot errant (rōtō, 浪蕩) : Après Honnō-ji, Shinkurō est décrit comme ayant renoncé aux affaires mondaines (“省みて世事を捨て浪蕩し、寸暇を惜しんで尺八に沒頭し…”), ce qui suggère une existence semi-itinérante ou recluse — du moins par périodes — durant laquelle il privilégie la pratique spirituelle et musicale aux fonctions officielles ou matérielles.
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Un ancrage kyōtoïte : La majorité des traces biographiques situent Sōkun dans les quartiers monastiques de Kyōto tout au long de sa vie. Son nom, fréquemment mentionné dans les journaux des temples, indique qu’il a maintenu des liens étroits avec les communautés zen de la ville.
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Le patronage des temples : Les Rokuon-nichiroku (鹿苑日録, journaux du Daitoku-ji à l’époque Keiun) mentionnent Sōkun se produisant régulièrement lors de banquets rituels ou de célébrations d’envergure. Cela témoigne d’une intégration profonde à la vie culturelle et religieuse de Kyōto, loin de l’image d’un ermite isolé.
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Aucun ermitage permanent attesté : Bien qu’il se soit détourné des affaires du monde, aucune source connue ne mentionne de résidence fixe en ermitage (sankyō, 山居). Il semble plutôt avoir alterné entre les quartiers monastiques de Kyōto — où il rédigeait des manuscrits et enseignait — et des périodes de retrait dont l’histoire a perdu la trace.
En résumé : Le jeune Taira Shinkurō s’est enraciné dans les cercles zen de Kyōto, tout en adoptant, après 1582, un mode de vie semi-nomade centré sur l’hitoyogiri. Aucun témoignage n’atteste d’une retraite dans un ermitage isolé : il semble plutôt avoir circulé entre les résidences monastiques et les lieux de patronage de daimyōs dans la région du grand Kyōto.
D’ailleurs, il adopte le nom de Shuan, qui signifie “ermitage sur le pic de la montagne”…une façon imagée d’exprimer la nature de sa vocation.
Liu Bei Visits Zhuge Liang in His Hermitage Three Times (草廬三顧)** - Yosa Buson (与謝蕪村), ca. 1750–1784. Folding screen (two-panel byōbu). Nomura Art Museum, Kyoto. Source: Wikimedia Commons. Public Domain.
Lors de ses excursions dans la trépidante Kyōto, Sokun croise la route de moines issus de toutes les écoles : Shingon, Tendai, Nichiren…
On discute, on médite, on joue de la musique. Des échanges spirituels… et sonores.
Car la musique est au cœur des préoccupations de notre ermite. Et plus précisément, l’hitoyogiri, cette petite flûte de bambou qui l’accompagne depuis l’enfance.
Sokun s’y consacre corps et âme. Il recopie à la main les pièces anciennes, adapte les mélodies contemporaines, tente de tout préserver…avant qu’il soit trop tard.
Car il faut bien se rendre à l’évidence : la flûte qui rythme ses journées ne fait plus recette en ville. Les citadins lui préfèrent désormais un instrument flambant neuf, tout droit venu de la tradition de Fuke: le shakuhachi.
Pendant près de trois siècles pourtant, l’hitoyogiri avait été l’instrument de prédilection des samouraïs et des lettrés.
Sa disgrâce s’explique assez facilement : une tessiture limitée -une octave et demie tout au plus, et un volume discret qui peine à se faire entendre face au koto ou au shamisen des “guitar heroes” de la fin du XVIe siècle.
En comparaison, le shakuhachi de l’école Fuke débarque en fanfare, avec ses sonorités profondes, trois octaves résonantes et sa capacité à porter la voix des temps nouveaux.
Mais Sokun n’a pas dit son dernier mot.
Il est convaincu que les deux instruments peuvent cohabiter, et il entend bien le prouver.
À vingt-deux ans, ses prouesses à l’hitoyogiri sont connues dans toute la région.
Sa réputation grandissante lui ouvre les portes des salons littéraires et des pavillons de thé, où l’on savoure ses performances musicales entre deux poèmes et quelques joutes philosophiques.
Dans la décennie suivante, des manuscripts conservés au temple de Rokuon-in le décrivent jouant de la flûte jusqu’au cœur de la nuit, lors de réunions que l’on pourrait qualifier, sans trop exagérer, de banquets arrosés de saké — même si l’on ignore s’il levait son verre avec les autres, ou s’il se contentait de souffler dans sa flûte, imperturbable…
Cet exemple illustre à quel point Sōkun semble à l’aise dans ce tourbillon d’effervescence intellectuelle et spirituelle. Il tisse des liens étroits avec des fonctionnaires d’État, de hauts samouraïs — et même le gouverneur de Kyōto. On raconte qu’il voyageait à cheval en leur compagnie : un signe clair de sa proximité avec l’élite de son époque.
L’aventure continue
Cette histoire ne cesse de se déployer.
Semaine après semaine, de nouveaux fils apparaissent, de nouvelles sources surgissent — et les anciennes me révèlent des détails que je n’avais pas vus.
La recherche a pris une telle ampleur que j’ai dû scinder l’article en deux — sans quoi nous aurions frôlé le roman !
Donc, le voyage est loin d’être terminé.
Rejoignez-moi dans la deuxième partie pour poursuivre l’exploration de l’héritage fascinant d’Ōmori Sōkun.