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L’eau de la rivière de l’Ouest

— Ou comment un vieux kōan zen peut changer une vie

La dernière fois, je vous ai parlé de mon ermite préféré (et modèle inavoué… soupir) : Ōmori Sōkun.
En creusant un peu, j’ai découvert qu’un ancien kōan zen aurait peut-être inspiré chez lui un changement de cap décisif.
Ce petit texte obscur, qui parle d’« avaler une rivière », révèle en réalité beaucoup sur ce que signifie vivre pleinement.
Plongeons ensemble dans cette histoire à la frontière du réel et du symbolique.


Enquête dans les archives d’un temple zen

Revenons donc sur le moment pivot où Ōmori Sōkun choisit le renoncement plutôt qu’une carrière militaire prometteuse.

Pourquoi un garçon de douze ans choisirait-il de quitter la voie des samouraïs pour devenir ermite ?

Nous sommes en 1582 — deux décennies avant le début de l’ère Tokugawa. Les samouraïs ont pourtant toujours de quoi occuper leurs journées.

Rappelons-le, dès 1600, début de la période Edo, le Japon entre dans une longue période de paix, condamnant de nombreux samouraïs à se reconvertir dans des fonctions administratives ou des quêtes spirituelles, faute de candidats à occir…

Malgré mes efforts, j’ai trouvé assez peu de sources pour apporter une réponse ferme et assurée à cette question.
Mais j’ai tout de même mis la main sur une phrase intéressante, perdue dans les archives du temple de Shōkoku-ji à Kyoto :

鹿苑日録 (Keichō 15 閏二月二十日)
« 西江水の話に省みて世事を捨て浪蕩、寸暇を惜しんで尺八に没頭。 »
“20ᵉ jour du deuxième mois intercalaire, Keichō 15, (soit 1610).
En méditant sur l’histoire de Saikō-sui, il abandonna les affaires mondaines pour vagabonder et, ne ménageant pas le moindre instant, se plongea entièrement dans la pratique du shakuhachi.”

Le texte fait référence à Ōmori Sōkun, et Saikō-sui (西江水, “l’eau de la rivière de l’Ouest”) est le nom d’une fable zen qui, selon les écrits de ce moine du XVIIᵉ siècle, aurait éveillé la vocation de Sōkun.

Intrigant.
Allons voir de quoi il est question !


Saikō-sui

Saikō-sui désigne un kōan ou aphorisme bien connu des pratiquants du zen.

La formule trouve son origine dans un dialogue du bouddhisme Chan (zen) chinois : Pang le Laïc (龐居士, Pang Yun, 740–808) — célèbre pratiquant zen laïc — aurait un jour posé une question profonde au grand maître Mazu Daoyi (馬祖道一).

Pang demande :
« Qui est celui qui n’est dépendant d’aucune des dix mille choses ? »
(En d’autres termes, existe-t-il quelqu’un qui soit affranchi de tout attachement mondain ?)

Et Mazu de répondre :
«Je te le dirai quand tu auras bu d’un trait toute l’eau de la rivière de l’Ouest »
(一口吸盡西江水 — yīkǒu xījìn Xījiāng shuǐ)

Cet échange est consigné dans les Registres de Mazu.

Historiquement, Pang est un personnage réel, qui a vécu sous la dynastie Tang (618–907).

J’ai également lu que Sen no Rikyū, le maître du thé du XVIᵉ siècle, se serait (selon l’histoire) solidement éreinté les méninges sur l’aphorisme dont il est question aujourd’hui.
Notons également que Rikyū serait entré au service d’Oda Nobunaga en 1579, puis de Toyotomi Hideyoshi après la mort de Nobunaga en 1582.
Il est donc possible — bien que cela reste une simple conjecture — que Sōkun et lui se soient fréquentés, ou du moins qu’ils aient été imprégnés de la même culture zen dans laquelle le Saikō-sui circulait.

Mais je m’écarte du sujet.

image-center Danxia Tianran visits Layman Pang 丹霞天然問龐居士圖 - Attributed to Li Gonglin 李公麟 (d. 1106), 13th or possibly early 14th century Handscroll, ink and light clours on silk, 35.2 x 52.1 cm - Public domain. Image source: Terebess Asia Online.

Le sens du kōan

Le récit de “l’eau de la rivière de l’Ouest” revêt une signification profonde dans le zen.
Analysons-le ensemble.

Quand Pang le Laïc demande comment trouver un être affranchi de tout attachement mondain, la réponse saisissante de Mazu — « Je te le dirai quand tu auras bu d’un trait toute l’eau de la rivière de l’Ouest » — n’est pas un défi littéral.
C’est une réponse qui déboussole le mental : elle nous fait basculer dans l’univers merveilleux du zen.

Mazu n’enseigne pas par la raison ni par la logique.
À l’inverse, il propose une tâche impossible dont le but est de faire voler en éclats la pensée dualiste.
L’impossibilité est le point essentiel de l’exercice — le véritable éveil ne peut être saisi par la raison seule.

Une interprétation veut que, pour être libre des « dix mille choses », il faille s’unifier à tout (au Tout) à tel point qu’il ne subsiste plus aucune séparation — d’où la métaphore d’« avaler le monde ».

Mazu suggère que la clé de l’éveil ne se trouve pas en fuyant le monde, mais en transcendant la dualité entre soi et le monde — c’est-à-dire en embrassant la réalité si pleinement que rien ne reste extérieur à soi.

Face à ce défi, Pang atteignit soudain une grande clairvoyance.

Et nous voilà tous un peu jaloux.


La vie après l’éveil, selon Pang le Laïc

Après cette rencontre, Pang composa un vers qui reflète sa réalisation :

« À travers tout l’univers, les êtres cherchent le Dharma ;
Pourtant chacun apprend sans agir (wu-wei).
C’est — ici-même — qu’on choisit un Bouddha ;
L’esprit vide, je rentre chez moi sans rien à atteindre. »

On lui attribue également cette phrase célèbre :

« Comme c’est miraculeux, comme c’est merveilleux — je porte du bois, je puise de l’eau ! »

Son « miracle » ne réside pas dans un pouvoir mystique, mais dans la reconnaissance du sacré dans le quotidien.
Rien dans sa routine quotidienne n’a changé — si ce n’est son esprit.
Couper du bois, puiser de l’eau — ces gestes aussi sont la Voie.

Selon la tradition, Pang jette sa fortune à la rivière et se met à faire de l’artisanat pour subvenir à ses besoins.
Ses enseignements ne sont pas dispensés en sermons, mais vécus par l’exemple et par de courts dialogues incisifs.
Il démontre que l’éveil est accessible à tous — et que « vivre le zen » se fait dans les tâches les plus anodines.

Cette histoire fait de Pang un modèle à la fois historique et légendaire de la liberté par la simplicité.

En japonais, il est connu sous le nom de Hōkoji.


Ōmori Sōkun et l’influence de l’histoire de la « Rivière de l’Ouest »

Nous ne saurons probablement jamais avec certitude si le kōan intitulé Saikō-sui a vraiment inspiré Ōmori Sōkun à renoncer à la voie des samouraïs pour embrasser une vie dédiée à la musique et à la culture intérieure.
Mais les parallèles sont frappants.

Tout comme Pang abandonne richesse et statut, Sōkun renonce à son rang de samouraï et adopte le mode de vie d’un kōji — un ermite non ordonné.
Dès lors, il se consacre au zen et à la musique, voyant la flûte non comme un simple instrument de divertissement, mais comme une voie de pratique — un miroir de bambou pour le souffle, le silence et l’esprit.
Il étudie d’anciennes mélodies, en compose de nouvelles, et transmet son style — connu sous le nom de Sōsa-ryū — à son fils et à ses disciples.


✨ En guise de conclusion

La dévotion de Sōkun suggère que, pour lui, la flûte n’était pas seulement un instrument, mais un mode de vie.

Le kōan de la Rivière de l’Ouest a peut-être confirmé ce qu’il pressentait déjà : que le sens ne réside ni dans les titres ni dans la richesse, mais dans l’acte silencieux et continu de respirer en direction du monde — une note à la fois.

Et cela, avouons-le, a de quoi nous inspirer, n’est-ce pas ?

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